Virginie Poujol, anthropologue, coordinatrice du Léris
Nous accompagnons des collectivités locales, des associations, l’Etat, à analyser, évaluer, orienter leurs pratiques depuis près de vingt ans. Nous avons constaté qu’une part de nos travaux restait sur des étagères, sans que les acteurs puissent s’en saisir pour faire évoluer leurs pratiques, sans que cela opère des changements dans la prise en compte des problèmes sociaux auxquels ils sont confrontés.
Nos travaux ont donc évolué vers une démarche dénommée recherche-action ou recherche-intervention. Il s’agit d’une méthode rigoureuse qui lie la recherche et l’action ou l’expérimentation, en associant les chercheurs et les acteurs, quels qu’ils soient, à s’emparer d’une question et à la traiter collectivement. Cette pratique est capacitante, c’est-à-dire qu’elle permet aux personnes de prendre conscience des enjeux, de se former, de contribuer à la réflexion, de s’émanciper. Elle permet de faire changer, chemin faisant, les pratiques des uns et des autres, des chercheurs et des acteurs (qu’ils soient élus, agent d’état, bénévoles, personnes en situation de précarité…). La participation à une recherche-action reconnaît chacun dans ses compétences, reconnaît son « expertise d’usage ». Elle est une démarche qui travaille le rapport aux savoirs dans une visée égalitaire.
L’une d’entre elle porte sur une expérimentation : « les Tiers Lieux de solidarité et de transition alimentaire : de l’assignation à l’émancipation ». Elle se déroule sur six territoires en Occitanie et travaille le décloisonner de l’intervention sociale, notamment sur les questions de l’accès de tous à une alimentation de qualité des personnes les plus précaire. Ce faisant, nous souhaitons réfléchir au dépassement d’une approche uniquement sociale du « traitement » de la précarité et de la pauvreté, tout en testant la nécessité d’avoir une approche globale du développement du territoire, et notamment, à l’aune du plus démunis (comme l’exprimait Joseph Wresinski) : « Considérer les progrès de la société à l’aune de la qualité de vie du plus démuni et du plus exclu est la dignité d’une nation fondée sur les droits de l’homme ». Ce travail sur l’alimentation montre, comme sur de nombreux autres sujets, que de nombreuses actions mises en place ne sont pas pensées « à l’aune du plus démunis ». Ainsi par exemple les Projets Alimentaires Territoriaux, appréhendent peu cette dimension, ils ne pensent pas l’accès de tous, mais des accès selon les « publics » (la restauration pour les enfants et les « seniors », l’aide alimentaire pour les précaires, le soutien aux agriculteurs pour les circuits courts…). Le lien de tous ces éléments fait souvent défaut.
Or, mettre ensemble des élus, des bénévoles d’associations de solidarité, des personnes concernées, des agriculteurs, d’autres associations, des écoles… ouvre des perspectives de coopérations nouvelles et renouvelle la notion de solidarité. Cela permet de développer une autre approche du territoire et des interdépendances.
La recherche action fait apparaître plusieurs enjeux pour penser le renouvellement des pratiques et de l’intervention sociale. Sur nos territoires d’expérimentations, de nouvelles coopérations se développent, ce fût le cas aussi pendant la crise sanitaire, elles permettent de construire une autre vision du territoire, une approche plus globale. Mais surtout, ces nouvelles coopérations se sont définies autour d’un enjeu commun : la solidarité entre personnes en situation de précarité et agriculteurs. Elles ont permis de sortir d’une approche unilatérale de la solidarité pour reconstruire une approche plus globale, d’interconnexion et d’interdépendance. C’est cela que nous entendons par Tiers lieux : non pas une juxtaposition d’activités, aussi louables soient-elles, mais une réelle solidarité entre elles.
Nous observons quelques critères pour que ces tiers lieux soient porteurs de coopérations émancipatrices (pour les individus, pour le/les collectif.s, pour la société) :
La stabilité et le mouvement : répondre à l’imprévisibilité et à la discontinuité des situations de précarité par des actions stables, tout en créant des espaces permanents qui permettent aux personnes de “partir et revenir”.
- Faire ensemble : la construction des Tiers-Lieux repose sur des actions collectives concrètes (cuisine, jardin, fabrication du pain, organisation d’une épicerie) qui permettent de rassembler des personnes et des acteurs locaux qui vont fonctionner ensemble, s’entraider, s’apprendre, se soutenir.
- Agir pour la reconnaissance de tous, quelle que soit sa place : les compétences de chacun.e sont rendues visibles, reconnues et mises au service de l’objectif commun. La reconnaissance de tous passe par un travail sur les rapports de domination. Travail délicat, difficile, tant il peut bousculer des habitudes, qui créent un certain équilibre…
- Sentiment d’appartenance : la coopération effective passe pour certains par le fait d’adhérer officiellement à la démarche (adhérer à une association par exemple), se sentir “faire partie” du groupe. Cela passe aussi par la notion d’échange, de réciprocité : dans la dynamique coopérative, tout le monde donne et tout le monde reçoit, c’est l’idée “d’acteur bénéficiaire”.
- S’ouvrir à d’autres mondes, décloisonner : les travaux de cartographies ont permis à chaque groupe de mieux connaître les acteurs locaux, de tisser de nouvelles alliances et de mettre en partage les constats sur les besoins et la situation du territoire. C’est une base de coopération essentielle. On observe que le fait de travailler avec des acteurs inhabituels facilite la dynamique de Tiers-Lieux.
Tant de pistes qui semblent évidentes, basiques, mais si longues et difficiles à mettre en œuvre… Cependant, chercher et agir ensemble, permet d’avancer, lentement mais sûrement, vers davantage de libération et d’émancipation, pour tous ceux qui y participent.